LE TAILLEUR CHANEL, LES FORMES DE LA LIBERTÉ
« On pourrait dire que Chanel ne varie pas ou presque pas sa ligne, et c’est justement ce qui fait sa force » déclare Vogue le 1er avril 1921. Lors de la réouverture de la maison de couture Chanel en 1954, les premières collections sont accueillies avec réserve par la presse parisienne. Dans un contexte encore marqué par l’esprit du New Look et caractérisé par le retour à une silhouette exaltant les canons de la féminité, l’extrême dépouillement de ses modèles est perçu comme un manque de nouveauté, et le tailleur ne retient pas l’attention. Il est pourtant la preuve « qu’une formule peut évoluer, se rénover, et même étonner tout en restant strictement fidèle à un style inchangé » .
Le costume tailleur pour dame lorsque Gabrielle Chanel fait ses débuts dans la mode, ce que l’on nomme encore le costume tailleur a pris place dans la garde-robe féminine. Cet ensemble deux-pièces d’origine anglaise, dédié aux activités de plein air, apparaît dans les années 1850. Il est alors exclusivement réalisé sur mesure par des tailleurs pour hommes. En France, si le couturier britannique John Redfern contribue à sa diffusion, il faut attendre le milieu des années 1880 pour que des maisons bien « françaises », comme Old England, et quelques couturières commencent à confectionner cette tenue que l’on dit confortable. La notion de confort, auparavant absente de la mode féminine, lui vaut des partisans, tandis que ses détracteurs jugent ce costume peu flatteur, car d’allure trop stricte et masculine. Dans les années 1910, il est presque toujours en drap de laine de teintes neutres : couleur ficelle, praline, gris, voire vert nuance « purée de pois ». C’est une toilette de ville que l’on met pour les activités sportives, le voyage ou les promenades du matin ; l’après-midi, elle est plutôt réservée aux courses. On vante son côté pratique, même si le tailleur se porte encore avec un corset. Et si la jupe ne frôle pas le pavé, laissant apparemment le pied libre, sa coupe très étroite sacrifie à la mode du moment, la faculté de se mouvoir sans entrave. La tenue est complétée par une jaquette de même tissu, longue et serrée à la taille. De grands revers Directoire s’ouvrent sur un corsage à col montant baleiné ou sur un gilet ajusté, d’où jaillit souvent un jabot en dentelle ou en tulle plissé. Chanel, dès le début de sa carrière, s’inscrit à contre-courant de cette conception du vêtement soumise au jeu des modes, ainsi qu’à une expression figée et stéréotypée de la féminité. Adieu drapés compliqués, traîne incommode, inspirations historiques, excès en tout genre et autres fanfreluches. Adieu formes alambiquées, coupe contraignant le corps et silhouette déséquilibrée. Son credo se résume à une « subtile élégance – rien d’oiseux, d’artificiel, d’inutile, sans objet et sans but […] suite de déductions, mesure, logique, raison, solution élégante d’un problème ».
Le juste équilibre entre fonction et forme Gabrielle Chanel, en marge de la mode et faisant fi de toute convention, crée ce qui lui plaît, pense pratique mais raffiné. Elle épure, rejette « l’ornement qui tue la ligne » , recherche l’équilibre et la simplicité, donne de la légèreté ; et, sans doute dans un premier temps avec une sorte d’intuition, invente une allure libre au moment même où, les femmes ayant pendant la Grande Guerre expérimenté une autre façon de s’habiller, commencent à en ressentir le besoin. Pour celle qui ne dessine pas mais travaille directement sur le corps, « la mode n’existe pas seulement dans les robes. La mode est dans l’air, c’est le vent qui l’apporte, on la pressent, on la respire, elle est au ciel et sur le macadam, elle est partout, elle tient aux idées, aux mœurs, aux événements. » Si le tailleur, qu’elle imagine en 1954, reprend certains principes qui ont fait sa particularité et son succès jusqu’à présent, il semble, davantage que toute autre de ses créations, un aboutissement et a valeur de manifeste . Plus que jamais, la forme et l’élégance résultent de la qualité des matériaux choisis, respectent l’anatomie, sont pensées pour le mouvement et dictées par une volonté de naturel qui s’oppose totalement à la mode sophistiquée de l’après-guerre. Ces principes, uniques dans l’univers de la mode, ne sont pas sans évoquer ceux mis en œuvre par les 27 plus célèbres architectes et designers, tels Le Corbusier, Robert Mallet-Stevens, Jean-Michel Frank, Eileen Gray, Pierre Chareau ou Charlotte Perriand. Comme eux, Chanel cherche le juste équilibre entre la fonction et la forme, rejette le détail superflu et détourne les techniques et les matériaux traditionnellement étrangers à l’univers qui est le sien. Ne disait-elle pas : « Moi… Je vends des vêtements, des objets » ?
Le tailleur témoigne d’une réflexion quant à la conception de chaque détail. Et si « les designers ne sont pas ceux qui apportent le progrès à strictement parler, mais sont ceux qui vont lui donner une forme », Chanel est bien de ceux-là. Des techniques spécifiques Dès 1958, le magazine Elle met en avant l’originalité du tailleur Chanel. Créé par des femmes pour toutes les femmes, l’hebdomadaire révèle point par point les secrets de fabrication d’un « petit tailleur Chanel », et en offre même un patron à ses lectrices. S’il s’inspire bien sûr du costume masculin, le tailleur Chanel n’en conserve que l’idée générale et certains aspects pratiques. C’est une tenue élégante, adaptée aux nouveaux modes de vie, que l’on peut porter tout au long de la journée mais aussi à tout âge. Conçu pour être confortable, il n’en est pas moins respectueux de la féminité. Dans sa forme classique, ce tailleur se compose d’une veste à deux ou quatre poches, d’une jupe et d’une blouse à l’encolure parfois soulignée d’une cravate ou d’une écharpe régate et aux poignets occasionnellement fermés par des boutons de manchettes. Le principe est décliné en de nombreuses variantes, auxquelles s’associent marinières, robes ou manteaux, en tissus et doublures toujours assortis. « Il n’y en a pas deux pareils […] leur unité n’est pas le produit d’un moule ou d’un patron standard. C’est une unité de style. »
Et si, à l’origine, le tailleur est une tenue de jour, Chanel le transpose dans des matériaux chatoyants pour le cocktail ou pour le soir. La ligne « garde la désinvolture du matin mais les tissus brillants apportent une note habillée ». Ces ensembles sont, comme il se doit, réalisés par les ateliers tailleurs de la maison. Cependant, les techniques et matériaux choisis par Chanel diffèrent quelque peu des pratiques spécifiques à ces ateliers, traditionnellement en charge des pièces structurées. La veste du tailleur s’apparente ainsi davantage à une sorte de cardigan : elle est souple et légère car réalisée sans entoilage. Sa coupe – géométrie complexe mais insoupçonnable tant elle se fond dans la matière – structure la ligne, tout en préservant la souplesse des étoffes. Le devant, d’où sont abolies les pinces accusant les formes, se compose de quatre parties montées avec des coutures bretelle. Il ne moule pas la poitrine mais la souligne par de légères diminutions. « L’idée : ne pas rompre les lignes naturelles du corps ni celles du tissu. » Deux panneaux placés sur les côtés – aussi appelés petits côtés – dessinent la silhouette, effleurent la taille sans l’étrangler, affinent les hanches sans les contraindre et donnent de l’aisance.
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