Entretien avec André Téchiné réalisateur du film L'Homme qu'on aimait trop avec Catherine Deneuve, Guillaume Canet et Adèle Haenel sorti sur les écrans le 16 juillet dernier.
1976. Après l’échec de son mariage, Agnès Le Roux rentre d’Afrique et retrouve sa mère, Renée, propriétaire du casino Le Palais de la Méditerranée à Nice. La jeune femme tombe amoureuse de l’homme de confiance de Renée, Maurice Agnelet, un avocat de dix ans son aîné. Maurice a d’autres liaisons. Agnès l’aime à la folie. Actionnaire du Palais de la Méditerranée, Agnès veut vendre sa part de l’héritage familial pour voler de ses propres ailes. Une partie truquée siphonne les caisses de la salle de jeux. On menace Renée. Derrière ces manœuvres guerrières plane l’ombre de la mafia et de Fratoni le patron du casino concurrent qui veut prendre le contrôle du Palais de la Méditerranée.
Parlez-nous de la genèse de votre film.
André Téchiné : À l’origine, il s’agissait d’une libre adaptation des mémoires de Renée
Le Roux, écrites par son fils Jean-Charles, Une Femme face à la Mafia (Albin Michel), avec dès le début l’idée que Catherine Deneuve interprèterait le rôle. Le livre raconte, du point de vue d’une de ses protagonistes, la « guerre des casinos » sur la Côte d’Azur dans les années 70-80 et la prise de contrôle du casino qui appartenait à Madame Le Roux, le Palais de la Méditerranée, par Jean-Dominique Fratoni, avec le soutien de Jacques Médecin alors maire de Nice.
Qu’est-ce qui vous a particulièrement intéressé ?
André Téchiné : Je me suis concentré sur Renée Le Roux, sa fille Agnès et Maurice Agnelet.
La mère femme à poigne, l’insoumission de la fille, le désir de reconnaissance sociale d’Agnelet. C’est peut-être plus que tout Agnès qui m’a intéressé. J’ai voulu faire son portrait. J’ai donné mon accord définitif après avoir lu les lettres qu’elle écrivait à Agnelet, parce que contre toute attente j’y ai retrouvé des échos troublants avec un personnage que j’ai longtemps rêvé de porter à l’écran, Julie de Lespinasse. Il y a des ressemblances étonnantes entre la correspondance amoureuse, passionnée, de la femme de lettres du 18e siècle et ce qu’écrit l’héritière du Palais de la Méditerranée. Exemple : « Je vous aime comme il faut aimer, avec excès, avec folie, transport et désespoir. »
Vous avez donc déplacé le récit de la guerre des casinos vers l’histoire d’un affrontement à la fois psychologique et mythologique.
André Téchiné : C’est un film de guerre. Mais il reste à hauteur humaine. Je ne voulais pas du tout éliminer les aspects matériels qui actionnent les ressorts de l’intrigue.
Je voulais montrer le processus de prise de pouvoir, les méthodes utilisées pour couler un casino, le fonctionnement de l’entreprise dans ce contexte particulier avec sa part de brutalité et de servilité. Il fallait accompagner sans ellipse toutes les étapes factuelles, jusqu’à la chute, jusqu’à la défaite. Cet aspect guerrier, puisé dans la réalité, structure le récit.
Comment avez-vous écrit le scénario ?
Je l’ai écrit dans un premier temps avec Jean-Charles Le Roux qui possédait tous les éléments du dossier. Nous avons établi un séquencier, une chronologie des faits, une structure. Jean-Charles Le Roux est engagé aux côtés de sa mère dans son combat pour faire condamner Agnelet, il est persuadé qu’il a tué Agnès, j’ai donc été très clair avec lui dès le début : je ne ferai pas un film à charge contre Agnelet. C’est forcément resté au cours du travail un point sensible. Ensuite j’ai travaillé avec le cinéaste Cédric Anger sur une deuxième version plus ancrée dans la chair des scènes.
Avez-vous été amené à modifier les faits pour renforcer la puissance dramatique du film ?
André Téchiné : Nous avons épuré l’intrigue, notamment en supprimant les personnages du frère et des soeurs d’Agnès ainsi que les deux frères du fils Agnelet (pas assez d’espace pour les traiter) afin de renforcer le caractère central du triangle principal. Pour le déroulement des faits, nous nous sommes autorisé une seule modification dans la chronologie : la fermeture du casino et son occupation par le personnel ont lieu plus tard dans la réalité.
Dramatiquement, il me semblait important de raconter la « chute » du Palais de la Méditerranée dans la même temporalité que la disparition d’Agnès.
Vous avez mis de côté la dimension plus directement politique de Une femme face à la Mafia, avec notamment Jacques Médecin en figure centrale.
André Téchiné : Tout est mentionné dans le film, je n’ai rien esquivé y compris sur ce terrain, mais le coeur du film c’est la disparition d’Agnès Le Roux. Nous n’avons aucune preuve à ce jour que cette disparition soit liée à la Mafia.
Et c’est sûr qu’il y a de la politique dans le film, mais pas à un niveau de politique politicienne locale. C’est la classe sociale que je montre dans sa violence, dans sa logique de guerre, de calcul et de prédation qui devient l’approche politique de cette affaire de parts d’héritage. Le film montre la manière dont les individus pris dans cet espace en sont tous affectés.
L’argent, et l’appétit de pouvoir sont clairement au centre de l’affaire, mais il y a quelque chose de plus, du côté de l’inconscient, de la pulsion, par exemple lorsqu’Agnès se lance dans une danse africaine qui devient une sorte de transe.
André Téchiné : Ce moment met en évidence son insoumission. Son corps s’exprime ici plus librement que dans le carcan rigide de la danse classique liée à son éducation. C’est une affirmation d’autonomie et une évasion, un point de fuite. Ça dégage.
Comment avez-vous conçu l’univers visuel du film ?
André Téchiné : Pour les scènes dans le casino, je voulais un univers très européen, un anti-Las Vegas. Le contraire du décor – admirablement filmé – du Casino de Scorsese. Avec Olivier Radot on a pensé à Klimt, à la femme joyau, à l’orientalisme. Pour les tenues de Deneuve avec Pascaline Chavanne on s’est inspirés de La Baie des Anges de Demy et de Shanghai Gesture de Sternberg. De même que les décors et les costumes sont des artifices, la lumière joue ici comme un masque. Ce pourrait être la lumière d’une comédie sophistiquée sur la Côte d’Azur. L’esthétique luxueuse cache la violence de ce monde. C’est un cache-misère. Derrière ce masque c’est la tragédie. Je voulais aller à contre-courant du sentiment d’asphyxie d’une histoire aussi noire. Je voulais faire, malgré la fatalité de cette histoire vraie, un film lumineux, un film diurne où il n’y a pratiquement pas de scènes de nuit. Je voulais accentuer l’éclat des couleurs et la mobilité des cadrages. J’ai envisagé des ouvertures vers la mer et des envols dans les montagnes.
Une grande part de la complexité et de la séduction du film repose sur le personnage d’Agnès Le Roux. Comment avez-vous choisi son interprète ?
André Téchiné : J’avais remarqué depuis longtemps (Naissance des pieuvres) Adèle Haenel, je savais qu’elle était une jeune actrice belle et puissante. Je l’avais vue jouer des filles de milieu populaire et ça me plaisait de lui proposer le rôle d’une riche héritière fille de Deneuve. Elle a une élégance folle. Et elle sait rester rude. Elle a le physique athlétique d’Agnès Le Roux avec un mélange de vitalité et de folie, un instinct du présent : c’est cash, c’est cru, un bloc d’enfance. Agnès Le Roux c’est le contraire d’une victime désignée : elle est active, sportive, elle veut travailler et ouvre une boutique. Ce n’est pas une petite chose fragile et on ne peut pas l’enfermer dans l’image d’une enfant gâtée. Et elle a quelque chose de très solaire, qui ressort encore mieux me semble-t-il avec ses cheveux teints en brun.
L’Homme qu’on aimait trop est votre septième film avec Catherine Deneuve. En quoi ce rôle-ci est-il particulier ?
André Téchiné : C’est la première fois dans un de mes films que je la place à ce point sous le signe de la mascarade et de la sophistication. Nous nous en sommes donné à coeur joie sur les toilettes spectaculaires toujours différentes (never twice). Mme Le Roux, qui est un ancien mannequin de chez Balenciaga, était en effet en représentation permanente au Palais de la Méditerranée avant que sous l’influence d’Agnelet elle en prenne la direction. Ce déguisement est un rite social. Renée est un monstre sacré qui surveille son royaume. Mais en même temps Renée Le Roux est certainement le personnage le plus solide de tous ceux que Catherine Deneuve a joué dans un de mes films. Ce personnage à la fois dominateur et acharné, impitoyable, est aux antipodes de l’instabilité qui était notre registre de prédilection (capter l’insaisissable). Le seul précédent auquel j’ai pensé, parmi tous ses rôles ailleurs, est celui de Tristana dans la dernière partie du film de Buñuel, lorsqu’elle devient une femme âgée d’une terrible dureté.
Dans L’Homme qu’on aimait trop, elle va jusqu’au bout. Elle est d’une détermination aveugle : elle réclame la tête d’Agnelet. Malgré le poids de l’âge, elle est invincible comme un roc.
Et Guillaume Canet ?
André Téchiné : D’abord j’avais envie de travailler avec lui depuis très longtemps. Pour Agnelet, il fallait un acteur sexy, avec un côté « gendre idéal ». Il fallait traverser cette apparence et aller voir ce qui se passait derrière ce masque.
J’avais surtout vu Guillaume Canet dans des personnages positifs, mais je savais qu’il pouvait troubler, faire naître une opacité inquiétante, un peu à la Cary Grant dans Soupçons (qu’est-ce qu’il a dans la tête celui-là ?), c’est ce qui m’a intéressé pour le personnage d’Agnelet, un homme qui se protège de ses propres émotions, et qui a ce côté fermé, tout en étant charmant, et charmeur. Guillaume a réussi à faire coexister ces facettes. Il n’a pas eu peur d’être servile avec Renée Le Roux et Fratoni. Il n’a pas eu peur de se montrer sadique et odieux avec Agnès. Il a assumé la lâcheté et la méchanceté du personnage. Il n’a jamais cherché l’apitoiement ou l’attendrissement. Agnelet est un metteur en scène : il fait jouer les gens, il manipule, il enregistre. Mais il lui arrive de se prendre les pieds dans les ficelles qu’il a tissées et de tomber dans le piège de ses propres mensonges.
Il est son pire ennemi. C’est sa dimension tragique. Au dernier procès c’est son propre fils (son soutien) qui l’a accusé. Derrière son sourire de Don Juan on songe à Pascal : « Cette duplicité de l’homme est si visible, qu’il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes. »
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